De la formation professionnelle à l’école, et réciproquement : Pour une culture numérique partagée et émancipatrice

Article de recherche

From professional training to school and reciprocally: For a shared and emancipatory digital culture


CORDIER Anne (UMR 6590 ESO – Équipe de Caen – Université Rouen Normandie – INSPÉ – MCF HDR en SIC)
LEHMANS Anne (UMR 5218 IMS – Équipe RUDII – Université Bordeaux – INSPÉ – MCF HDR en SIC)
CAPELLE Camille (UMR 5218 IMS – Équipe RUDII – Université Bordeaux – INSPÉ – MCF en SIC)


Résumé

Le numérique, bien que socialement investi par les jeunes enseignants dans leur vie privée, demeure un objet de connaissances flou pour beaucoup dans le monde professionnel. A travers les résultats de deux projets de recherche (eRISK et Prémices), nous mettons en évidence les besoins de formation continuée pour l’enseignement par, avec et surtout au numérique auprès des élèves.

Mots-clés : cultures de l’information / culture numérique / éducation aux médias et à l’information / représentations / professionnalisation 

Abstract

Digital technology, although socially invested by young teachers in their private life, remains a vague object of knowledge for many in the professional world. Through the results of two research projects (eRISK and Prémices), we highlight the continuing training needs for teaching students by, with and especially to digital.

Key-words : information literacy / digital culture / media and information literacy / representations / professionalization


Introduction

Comment faire du numérique, objet socialement partagé dans les sphères de vie personnelle, un objet culturellement partagé dans l’école comme en formation professionnelle, levier pour l’émancipation des acteurs·rices, tous statuts confondus ?

Cette question nous préoccupe depuis de nombreuses années. Nous la portons d’ailleurs à la fois dans nos engagements pédagogiques en tant qu’enseignantes-chercheuses en INSPÉ et dans nos engagements scientifiques. En effet, à travers de nombreuses recherches individuelles et collectives d’envergure, nous avons, au fil du temps, exploré les appréhensions et les pratiques du numérique, mais aussi de l’information et des médias, à différentes échelles : au sein de groupes d’élèves investis dans des dispositifs intégrant le numérique comme moyen pour apprendre (Projet AIR Trans-I ; Liquète, et al., 2013) ou comme production-témoin d’un apprentissage (Projet ANR TransLit ; Liquète, et al., 2017) ; au sein d’équipes pédagogiques exprimant leur positionnement vis-à-vis de cet objet d’« injonctions paradoxales » dans l’école (Cordier, 2017) et déployant des pratiques d’éducation par le / au numérique faisant montre de problématiques liées à l’affirmation d’un sentiment d’expertise comme d’appartenance à une communauté de pairs (Cordier, Lehmans, 2017) ; au sein d’établissements scolaires et de formation où l’observation de l’intégration dudit numérique en éducation permet de faire émerger des questions vives en éducation au sens large (Cordier, 2015, 2017 ; Projet P@trinum1http://patrinum.inspe-bordeaux.fr/, 2016-2018).

Fortes de cette expérience collective forgée au fil du temps, au plus près des terrains scolaires et professionnels, nous souhaitons ici partager les réflexions liées à deux projets collectifs qui constituent un pas supplémentaire dans notre approche du numérique en éducation, dans la mesure où ces projets adoptent une approche écosystémique, considérant dans une dynamique résolument interactionnelle l’action de formation initiale – dite professionnelle – et l’action de formation dans la classe. La présente communication s’appuie ainsi sur les projets eRISK et Prémices ayant pour points communs d’interroger, en partie, le même type de population, à savoir de jeunes enseignant·es des premier et second degrés, ainsi que leurs représentations et pratiques du numérique, hors et dans la classe.

Après avoir expliqué dans quelle mesure ces projets sont au service de la formation scolaire et professionnelle, par leurs intentions comme par leurs objets, nous en présenterons les cadres théoriques et méthodologiques. Nous élaborerons ensuite une synthèse des enseignements que ces deux projets nous permettent de tirer, et évoquerons les perspectives fructueuses qu’ils permettent d’ores et déjà de dessiner très concrètement.

1. La recherche en SIC au service de la formation scolaire et professionnelle

1.1. Des enjeux scientifiques et sociaux

On le constate chaque jour : le traitement des questions liées au numérique en éducation mobilise aujourd’hui un grand nombre de chercheuses et de chercheurs. Spontanément, les SIC ne font pas partie du paysage de références disciplinaires sur l’éducation, d’autant plus dans un contexte social et médiatique qui semble affectionner tout particulièrement les résultats quantifiables que proposent des disciplines comme la psychologie du développement ou encore les « neurosciences » (Sander, et al., 2018). Pourtant, les recherches ancrées en SIC sur les cultures de l’information et l’éducation à l’information, en apportant une complémentarité forte avec celles relevant des sciences de l’éducation (Jacquinot, 2004), sont porteuses de nombreuses pistes de réflexion pour agir dans le milieu scolaire et académique de la formation. Ces travaux favorisent notamment la connaissance de pratiques et imaginaires liés à l’appréhension de l’activité dite numérique (informationnelle, communicationnelle) (Cordier, 2019), mettant à jour les « obstacles épistémologiques et/ou didactiques pour les enseignements » (Béguin, 2006). Ils apportent également une dimension critique forte des idéologies déployées à propos dudit numérique en éducation, notamment concernant la culture de la participation (Lehmans, 2018) dans des perspectives anthropologiques qui restent fondamentales.

Ce sont d’ailleurs ces rhétoriques et discours puissants qui ont constitué les verrous scientifiques les plus importants au lancement de ces projets, et tout du long. En effet, aux injonctions à mobiliser le numérique dans la pratique d’enseignement-apprentissage, s’ajoutent des représentations extrêmement stéréotypées sur les pratiques juvéniles mais aussi enseignantes, ainsi que des appréhensions utopiques des outils (mythe de la désintermédation, confusion entre donnée, information et connaissance, par exemple). L’enjeu, à la fois sociétal et professionnel, se dessine alors clairement : quelle formation proposer dans un contexte où se mêlent des contradictions aussi majeures ? Comment concevoir une formation professionnelle qui donne sens aux pratiques numériques tant des enseignant·es en formation que des élèves dont ils·elles auront la charge, favorisant la conception d’une culture numérique partagée résolument émancipatrice ?

1.2. L’articulation de deux projets de recherche complémentaires et convergents

Afin de véritablement traiter cette problématique vive, nous avons conçu parallèlement deux projets de recherche, qui tout en étant distincts dans leur dépôt comme dans leur déroulement, ont été rapidement articulés, pensés en interrelation, l’appartenance d’une d’entre nous aux deux projets facilitant les mutualisations de réflexions méthodologiques comme de données recueillies et d’analyse de ces dernières.

Le premier projet, intitulé eRISK2https://erisk.hypotheses.org/ (2016-2020), soutenu par la fondation MAIF, s’intéresse aux représentations des risques numériques chez les enseignants néotitulaires (ayant moins de 3 ans d’expérience) et aux impacts de ces représentations sur l’éducation au numérique en contexte scolaire. Le second projet, intitulé Prémices, débuté en 2017, est consacré à l’origine à l’analyse des pratiques et représentations de l’éducation par/au numérique (et de l’éducation aux médias et à l’information) chez les enseignant·es stagiaires et les formateurs·rices Espé. Ce projet, qui présente l’originalité d’être mené par une équipe mixte incluant enseignant·es-chercheurs·ses, formateurs·rices Inspé et professeurs exerçant dans l’enseignement secondaire, connaît aujourd’hui l’ouverture d’un second volet, articulé à la mise en place au sein de l’INSPÉ d’un PédagoLab, visant à penser de façon systémique la formation professionnelle au/par le numérique.

2. Cadres théoriques et méthodologiques

2.1. Une conception culturelle du numérique

Ces deux projets s’inscrivent dans un contexte vif qui vient interroger avec force les choix épistémologiques et méthodologiques mis en place dans toutes les recherches ayant pour objet ledit numérique en éducation.

D’une part, les discours sur les dangers du numérique ont pris une certaine ampleur dans la société et dans les médias et sont susceptibles d’avoir un impact sur les représentations des enseignant·es et sur leurs pratiques pédagogiques avec et sur le numérique. Enseignantes-chercheuses en ESPÉ/INSPÉ, nous sommes confrontées quotidiennement à des étudiants faisant part, lors des enseignements consacrés à l’éducation par le/au numérique, des paniques morales médiatiques répandues autour des usages juvéniles desdits écrans. Analysant les représentations et pratiques pédagogiques de futur·es enseignant·es ayant un devoir de responsabilité vis-à-vis des élèves, les deux projets interrogent aussi l’impact des discours, souvent alarmistes, sur les risques numériques auxquels enfants et adolescent·es sont confronté·es dans leurs pratiques quotidiennes.

D’autre part, les enseignants qui entrent dans le métier sont désormais de jeunes adultes issus de la génération née avec internet, dite des digital natives. On pourrait alors supposer que cette génération d’enseignants est porteuse d’un rapport différent au numérique et d’une vision nouvelle concernant l’éducation au numérique. Le recueil des positionnements des formateurs·rices INSPÉau sujet de l’intégration du numérique dans la classe, et avant tout en formation initiale, témoigne d’un clivage fort entre une appréhension peu sereine de l’objet numérique dans les situations d’enseignement-apprentissage et une volonté de concourir au déploiement d’une innovation pédagogique qui serait garantie par l’usage du numérique au risque d’une instrumentalisation de ce dernier.

Si ces deux projets ont pu aussi facilement être pensés de façon convergente, c’est qu’au sein de ce contexte social et du paysage scientifique, nous partageons une conception commune des objets traités, conception façonnée au gré d’explorations épistémologiques partagées. Ainsi nous considérons l’éducation au numérique dans la perspective plus large d’une culture de l’information, comprenant conjointement un volet de connaissances, une vision du monde mais aussi une façon d’agir pour soi, avec les autres et dans l’organisation (Baltz, 1998, 2015). L’importance de la culture de l’information est d’autant plus fondamentale à l’heure où les acteurs·rices ne sont plus seulement confronté·es à des systèmes d’information mais bien à des dispositifs d’accès à l’information et à une diversité d’usages possibles (Simonnot, 2012).

Souhaitant dépasser l’approche des problématiques d’éducation au numérique en termes de comportements déviants mais aussi d’outillages techniques, les projets e eRisk et Prémices adoptent une approche culturelle du numérique (Juanals, 2003 ; Cordier, Liquète, 2014), contribuant à renouveler la réflexion, notamment en considérant ce que le numérique fait à la forme scolaire (Cerisier, 2016), à la relation enseignant/enseigné ou encore à l’appréhension tant pragmatique, conceptuelle qu’émotionnelle, des objets médiatiques et informationnels. La recherche menée propose également une critique de l’approche des pratiques numériques en termes de « risques », considérés comme « un futur qu’il s’agit d’empêcher d’advenir » (Beck, 2008).

2.2. Une investigation compréhensive et systémique des acteurs·rices et de leur environnement

On le sait désormais, grâce à plusieurs études scientifiques, l’approche générationnelle des pratiques numériques se révèle tout à fait infructueuse et inopérante (Hargittai, 2002; Cordier, 2015), et la porosité des usages du numérique annoncée ne se manifeste pas dans les faits : les usages des outils numériques se différencient nettement selon les contextes. Les acteurs·rices adoptent ou adaptent leurs usages en fonction de contraintes (techniques, notamment), de prescriptions (institutionnelles, notamment) ou encore de projections personnelles d’utilisations.

En sus de la question du contexte (Paganelli, 2016), les équipes engagées dans ces projets collectifs eRISK et Prémices ont eu le souci de saisir la multi-dimensionnalité des rôles sociaux des acteurs·rices enquêté·es. L’appui sur la théorie de l’identité fluide développée par François de Singly (2017) s’est révélée extrêmement fructueuse pour considérer l’enseignant·e (stagiaire, néo-titulaire ou formateur·rice) comme un être social, habité par une histoire personnelle qui configure aussi son rapport à l’objet numérique dans et hors la classe. Plusieurs enquêté·es font ainsi référence à leur « double je » (Singly, 2017) pour défendre un positionnement quant à l’intégration du numérique dans leurs pratiques de classe, à l’instar de ceux qui s’appuient sur leur expérience mais aussi leurs craintes parentales vis-à-vis de leurs propres enfants, pour étayer leur conception du numérique comme outil et/ou objet d’enseignement-apprentissage. Les deux protocoles d’investigation déployés au cours des projets eRISK comme Prémices ont donc été conçus pour s’intéresser à la place du numérique dans l’écosystème personnel des acteurs·rices enquêté·es. Rappelons combien les travaux de Jean-Claude Sallaberry ont prouvé l’influence des représentations de l’objet à enseigner, des pratiques des élèves comme de l’acte d’enseignement-apprentissage, sur les pratiques, postures et gestes adoptés par l’enseignant·e en contexte (Sallaberry, 1996).

Les deux équipes-projets partagent en outre une conception similaire de la posture vis-à-vis des enquêté·es : une posture résolument compréhensive, visant à saisir le sens que les activités ont pour les acteurs·rices, et non une posture visant à considérer les usages et pratiques déclarés et/ou observés au regard d’une norme ou d’une modélisation attendue.

Concrètement, pour les deux projets, une méthodologie mixte a été adoptée, permettant de combiner l’analyse de tendances globales avec la compréhension fine des représentations et pratiques des jeunes enseignant·es et des formateurs·rices, effectuant sans cesse des allers-retours entre ces deux niveaux de traitement des données recueillies.

Le projet PRÉMICES3PRÉMICES : Pratiques et Représentations de l’Éducation aux Médias et à l’Information Chez les Enseignants Stagiaires – Projet porté par Anne Cordier, financé par l’Espé de l’Académie de Rouen, regroupant des acteurs aux statuts divers : formateurs·rices en Espé (enseignant·es-chercheurs·ses et non enseignant·es-chercheurs·ses), de plusieurs disciplines ainsi que professeurs documentalistes exerçant en collèges et lycées., centré sur les pratiques et représentations de l’éducation aux médias et à l’information (EMI) chez les enseignants stagiaires et leurs formateurs, s’est déployé selon 3 phases. Dans un premier temps une enquête quantitative a été réalisée (par voie de questionnaire en ligne, diffusé entre février et avril 2017) auprès de 243 enseignant·es stagiaires (PE, PLC, PLP, CPE) et 54 formateurs·rices de l’ESPÉ de l’Académie de Rouen. Le questionnaire a porté sur les pratiques personnelles du numérique et de l’information de ces acteurs, mais aussi sur leurs pratiques pédagogiques, et la formation professionnelle éprouvée ou mise en œuvre. Suite à cette première phase d’investigation, des entretiens semi-directifs ont été réalisés en binôme, auprès de 12 enseignant·es stagiaires volontaires (mai-juin 2017). Il s’est agi de les faire réagir aux résultats majeurs de l’enquête quantitative, et de développer de façon compréhensive leur rapport au numérique hors et dans la classe, ainsi que de recueillir leurs expériences (et leurs projections éventuelles) des usages numériques éducatifs. Le projet PREMICES ayant explicitement, dès son montage, une visée opératoire pour l’action, dans un troisième temps, dès la rentrée 2019, en appui sur les résultats de cette recherche, le plan de formation autour des enseignements à la culture numérique au sein de la composante INSPÉ a été modifié en termes de contenu. La réflexion n’est pas achevée : des projections en termes de modalités de formation mais aussi d’horaires dédiés sont actuellement à l’étude dans le cadre de la négociation de nouvelles maquettes de formation. La mise en place à la rentrée 2019 d’un PédagoLab4Présentation du PédagoLab INSPÉ Rouen Normandie, piloté par Anne Cordier (communication web en cours de structuration) : http://inspe.univ-rouen.fr/presentation-pedagolab-648153.kjsp destiné à impulser l’innovation pédagogique dans les formations participe d’une dynamique collective engagée de façon à inclure les formateurs·rices de la composante dans cette réflexion globale sur les besoins de formation par le / au numérique.

Le projet, eRISK5eRISK : Risques numériques et école 2.0 : éducation des jeunes générations et responsabilité des enseignants – Projet porté par Camille Capelle, financé par la Fondation MAIF, regroupant une dizaine de chercheurs. est, quant à lui, centré sur la perception des risques numériques par les enseignant·es nouvellement entré·es dans le métier (stagiaires et ayant moins de trois ans d’expérience). Le protocole a permis dans un premier temps d’interroger les perceptions et pratiques du numérique d’enseignant·es néotitulaires du premier et du second degrés, et de toutes les disciplines, des Académies de Bordeaux et Créteil. Parmi ces 723 enseignant·es néotitulaires, 15, appartenant à des milieux d’enseignement variés, ont accepté de nous accorder un entretien (mai-juin 2017). Celui-ci, individuel et semi-directif, a permis aux enquêté·es d’exprimer leur positionnement par rapport aux tendances relevées dans l’enquête quantitative. Enfin, cette enquête auprès des enseignant·es a été complétée par une étude des pratiques et perceptions du numérique juvéniles, menée auprès de deux classes d’élèves de 5ème, âgés de 12-13 ans, sur la base d’entretiens groupés (octobre 2017). Ce projet, également à visée opératoire, a fait émergé des besoins d’informations et de formation au sujet des risques numériques auxquels nous avons répondu par la mise en place d’un site Les jeunes et le numérique6https://www.lesjeunesetlenumerique.fr/. Ce site concrétise les indispensables liens qui relient la recherche à la formation professionnelle et réciproquement.

3. Des résultats de recherche pour l’action en formation professionnelle

3.1. De la nécessité de « faire reliance »

Ces projets de recherche, menés au plus près des acteurs·rices et même avec eux à travers des journées Idéation (Projet eRISK) et la composition-même du groupe-projet constitué (Projet Prémices) soutiennent, par leurs résultats, la conviction d’une nécessité impérieuse de « faire reliance » en formation professionnelle. Nous empruntons à Edgar Morin (1986, 2004) ce concept de reliance qui invite à favoriser, de façon effective, la culture des liens entre des univers différents, dépassant les cloisonnements disciplinaires mais aussi reconnaissant la fluidité de l’identité (Singly, 2017) avec lesquels un enseignant·e appréhende et agit en contexte éducatif et pédagogique. Il s’agit dès lors, en formation professionnelle, de penser la culture numérique dans toute sa complexité, dans ses dimensions plurielles, selon des contextes de déploiement de pratiques et d’apprentissage situés. La reliance suppose non seulement une mise en lien des connaissances et des cultures mais aussi un processus de fédération des individus engagés dans une action collective (Morin, 2004).

Précisément, les résultats des projets de recherche eRISK et Prémices démontrent combien la culture numérique ne peut véritablement prendre sens que dans un partage et un inter-enrichissement constants entre les différent·es participant·es de la situation d’enseignement-apprentissage. Ainsi, la diversité des pratiques numériques déployées dans le cadre privé entretient-elle, chez les jeunes enseignant·es et formateurs·rices INSPÉ, un lien étroit avec leur sentiment d’expertise personnelle avec le numérique, et la prise en charge d’une formation aux usages du numérique en classe ou en formation. De même, les résultats de recherche prouvent combien les jeunes enseignant·es, imprégné·es des représentations stéréotypées des usages juvéniles desdits écrans, abordent très souvent par le risque et « les dangers » le numérique comme objet d’enseignement-apprentissage avec leurs élèves. Beaucoup se disent également démunis face à la responsabilité d’accompagner les usages numériques de leurs élèves, notamment dans la sphère privée de ceux-ci, par méconnaissance des questions juridiques et économiques liées au droit de l’information, à la protection des données ou encore aux processus algorithmiques. En ce sens, la formation professionnelle ne peut faire l’impasse sur les enjeux multiples du numérique dans la société, et particulièrement la prise en compte des questions d’éthique liées à l’exploitation des réseaux, sous peine que les jeunes enseignant·es renoncent complètement à tout usage dans la classe (Capelle, Cordier, Lehmans, 2018).

3.2. Pour une formation continuée par le / au numérique

Parce que la formation initiale et continue des enseignant·es interroge au premier chef celle des formateurs d’enseignants eux-mêmes, le projet Prémices a opéré une focale sur les représentations et pratiques de ces dernier·es. Elles témoignent de postures fragiles face aux objets numériques, notamment par le refus d’utiliser, en formation de jeunes enseignant·es, des réseaux sociaux numériques ou des outils mobiles susceptibles, selon les formateurs·rices interrogé·es, de mettre à mal l’acte de formation (Cordier et al., 2019). Plus encore, nous avons remarqué que la formation initiale semble négliger la formation à l’information, aux médias et au numérique, que de nombreux jeunes enseignant·es ont éprouvée au cours de leur propre scolarité primaire et secondaire (Cordier et al., 2020). C’est ainsi pour une formation continuée par le / au numérique que nous plaidons, au vu des résultats issus de ces projets collectifs. Une formation continuée qui, repérant en amont les parcours et expériences individuelles et collectives dans le champ du numérique, propose une offre plus flexible et en phase avec les attentes et les besoins de chacun. Une formation continuée qui reconnaît des parcours scolaires et des expériences de vie en lien avec les usages et pratiques numériques, et venant enrichir le répertoire de pratiques mobilisables en fonction de situations diverses. Pour ce faire, la formation initiale mais aussi continue gagneraient à favoriser en leur sein des espaces d’expérimentation, permettant aux enseignant·es comme aux formateurs·rices de se familiariser avec des environnements parfois peu maîtrisés et/ou sur lesquels ils ont développé des représentations venant faire obstacle à une appréhension sereine de ces objets dans la classe ou en formation. L’ensemble de ces éléments réunis nous semble propice au développement d’une culture informationnelle partagée.

Conclusions et perspectives

Pour conclure, il nous semble fondamental de conférer à la formation professionnelle par le / au numérique une dimension culturelle, politique et critique affirmée, se distinguant de contenus purement techniques et instrumentaux souvent mis en avant. La recherche en SIC porte alors une grande responsabilité : celle de co-construire les outils d’investigation propres à l’analyse des dispositifs d’éducation par le / au numérique déployés dans les cadres de formations, qu’elles soient scolaires ou professionnelles. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’évaluer ledit impact d’un dispositif sur les usages et pratiques d’acteurs·rices, en étudiant les interrelations entre un dispositif technique et les évolutions mesurées avant/après des pratiques déclarées par les acteurs·rices. Il ne s’agit pas non plus de déterminer ou modéliser un dispositif de formation qui porterait en lui toutes les finalités d’une éducation par le / au numérique : nous pensons que ce dispositif non seulement n’existe pas mais en plus ne le peut, car les pratiques et les représentations sont le fruit de processus évolutifs complexes, et la réalité sociale ne se modélise pas. Nous souhaitons que puisse être pensé, de façon systémique, le déploiement d’une culture numérique chez les acteurs·rices, culture nourrie au gré d’expériences socialisatrices multiples et relevant de sphères diverses, grâce à laquelle chacun·e puisse, en conscience, se positionner et agir sur le monde.

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[1] http://patrinum.inspe-bordeaux.fr/
[2] https://erisk.hypotheses.org/
[3] PRÉMICES : Pratiques et Représentations de l’Éducation aux Médias et à l’Information Chez les Enseignants Stagiaires – Projet porté par Anne Cordier, financé par l’Espé de l’Académie de Rouen, regroupant des acteurs aux statuts divers : formateurs·rices en Espé (enseignant·es-chercheurs·ses et non enseignant·es-chercheurs·ses), de plusieurs disciplines ainsi que professeurs documentalistes exerçant en collèges et lycées.
[4] Présentation du PédagoLab INSPÉ Rouen Normandie, piloté par Anne Cordier (communication web en cours de structuration) : http://inspe.univ-rouen.fr/presentation-pedagolab-648153.kjsp
[5] eRISK : Risques numériques et école 2.0 : éducation des jeunes générations et responsabilité des enseignants – Projet porté par Camille Capelle, financé par la Fondation MAIF, regroupant une dizaine de chercheurs.
[6] https://www.lesjeunesetlenumerique.fr/

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