Un dispositif d’apprentissage hybride est-il le médium idéal pour développer l’autonomisation des apprenants ? Retour d’expérience d’étudiants dans le cadre d’une formation hybride en masso-kinésithérapie

Article de recherche

PLUCHON Johan (Institut de Formation en Podologie, Ergothérapie et Kinésithérapie de Rennes)
GOMEZ-GAUTHIÉ Carole (UMR EFTS et LIRDEF – Université Paul Valéry de Montpellier 3)


Résumé

Dans un contexte pandémique qui a vu s’imposer des dispositifs hybrides d’apprentissage qui ont longtemps rencontré des freins à leur expansion dans l’enseignement supérieur, nous explorons dans cette recherche la manière dont les étudiants d’un institut de formation en masso-kinésithérapie se sont emparés du dispositif hybride mis en place dans l’urgence, dans leur établissement. Après avoir redéfini le contexte dans lequel cet outil de formation à distance a été mis en œuvre, nous interrogerons l’expérience de ces étudiants inscrits dans cette formation professionnalisante hybride. À partir d’une méthodologie compréhensive, qualitative, nous allons chercher à identifier des axes susceptibles d’éclairer les rapports à l’institution, au savoir et les interactions entre pairs afin d’en évaluer les répercussions sur la professionnalisation de ces apprenants. Nous rendrons compte dans quelle mesure la souplesse de cet outil peut s’avérer un bras de levier intéressant pour allier autonomisation et individualisation des apprentissages.

Mots-clés : Dispositif hybride, institut de formation en masso-kinésithérapie (IFMK), autonomisation, individualisation, formation initiale.


Au printemps 2020, la formation de près d’un milliard d’apprenants dans le monde a été brutalement impactée par la fermeture des écoles, universités et autres lieux de formation. Depuis, les mesures de confinement perdurent et de nombreux pays ont mis en place des enseignements en distanciel afin d’assurer une continuité pédagogique. L’institut de formation en masso-kinésithérapie de Rennes a conçu et mis en application depuis la rentrée 2020-2021 un dispositif hybride au sens où l’équipe de Peraya (2014) le décrivent c’est-à-dire un dispositif pédagogique articulant “des phases présentielles et à distance” (Peraya, et al. 2014 p.17). Les temps en présence sont uniquement composés d’ateliers de pratiques professionnelles (travaux dirigés TD), alors que tout le reste du contenu pédagogique est dispensé au travers d’une plateforme d’apprentissage en ligne (Moodle). De nombreuses études ont mis en avant l’intérêt pédagogique de ces dispositifs hybrides (Means, Toyama, Murphy et Baki, 2013 ; Tretola, 2019, entre autres). Mais plusieurs facteurs concourent à en potentialiser les effets positifs.

L’ambition de cette étude qualitative menée actuellement à l’IFMK de Rennes est de recueillir le témoignage d’étudiants engagés dans ce cursus hybride afin d’en proposer une analyse à visée compréhensive. La problématique consiste à savoir comment ces étudiants de deuxième année s’emparent de cet objet pédagogique, comment ils vivent ces apprentissages bimodaux et enfin si ce nouvel environnement est susceptible de développer leur autonomisation.

Par un arrêté de 2015, la réingénierie de la formation de masseur-kinésithérapeutes en France a en effet mis l’accent sur l’autonomisation des étudiants dans l’optique de leur professionnalisation (Wittorski, 2007). Nous nous demandons si ce dispositif d’hybridation s’avère un outil facile à manipuler pour les apprenants. Nous interrogeons également cet outil en tant qu’instrument approprié pour faciliter l’autonomisation des étudiants. Enfin nous envisageons que cet outil puisse se révéler un instrument très intéressant pour le but recherché à condition, et c’est sans doute sa force, de pouvoir individualiser l’approche pédagogique en fonction des caractéristiques propres de chaque étudiant.

Afin de bien prendre connaissance du contexte pédagogique dans lequel s’inscrit cette étude, nous avons organisé des focus groups en distanciel (Kitzinger, Markova et Kalampalikis, 2004) auprès de deux groupes d’étudiants de deuxième année de l’IFMK de Rennes. Riches de ces retours d’apprenants, il nous a semblé intéressant de les compléter par la vision du coordinateur pédagogique de la filière, afin de donner une perspective temporelle et institutionnelle à ce dispositif échafaudé dans l’urgence. Le traitement et l’analyse de ces données des focus groups, par lecture flottante (Bardin, 2013) et catégorisation par groupe de sens, ont révélé des tensions. Nous avons regroupé des éléments en cherchant des axes composés de butées, afin de dégager des critères de comparaison à grain fin. Les thématiques autour de la motivation et du sentiment d’abandon de la part des enseignants, la solitude vécue par les étudiants, la gestion des libertés et des contraintes subies étaient prégnantes. Cependant, il nous a semblé nécessaire d’observer de plus près en organisant des entretiens individuels. Nous avons sélectionné trois étudiants marquants de ces focus groups. L’analyse des verbatims singuliers recueillis nous a permis de stabiliser un modèle d’analyse autour d’axes précis.

Ainsi prévoyons-nous, au moyen d’entretiens semi-directifs, de solliciter les étudiants à propos de leur perception des axes suivants :

  • Axe de l’émancipation, entre liberté et contrainte de la formation
  • Axe des normes du cadre institutionnel, entre les butées sécurité et craintes.
  • Axe du savoir entre valorisation de l’autonomie d’apprentissage et sentiment de dépendance par rapport aux enseignants
  • Axe des affects : entre inclusion et exclusion au groupe promotion
  • Axe de la technique: entre souplesse et rigidité.

Nous avons pris le parti de présenter ces trois étudiants sous la forme d’une construction de cas afin de dégager « l’élément le plus particulier qui signe le sujet dans sa différence, la surprise et l’inattendu. Toute construction s’avère ainsi à travers la mise en évidence des lignes de destinée d’un sujet, tension entre structure et singularité » (De Georges 2011, p.5).

Examinons d’abord la construction du cas Annabelle1Annabelle est un pseudonyme choisi par un des auteurs de l’article. : elle a 20 ans, après une année de PACES où elle n’a pas réussi à accéder au cursus de médecine elle s’est repliée, par dépit d’abord, puis avec plus d’enthousiasme, sur le parcours de masseur-kinésithérapeute. Elle déclare : “je vis en coloc’ et ça me motive beaucoup plus d’avoir quelqu’un qui bosse avec moi”. Les interactions sociales du groupe promotion sont plus rares, et elle privilégie les relations avec les étudiants de son groupe de TD : ”Moi je trouve ça plus simple aussi, comme on a du présentiel, de poser des questions en face à face.” Mais elle parvient à s’organiser pour travailler en autonomie : “On peut s’organiser par nous-même, on s’organise comme on bosse, on est assez autonome, je trouve que ça va.” Perfectionniste2Le qualificatif de perfectionniste a été choisi par un des auteurs de l’article., elle maîtrise sa façon d’apprendre et s’impose une rigueur de travail. Elle apprécie d’organiser son rythme d’apprentissage comme elle l’entend et aimerait pouvoir se libérer de certains cadres organisationnels imposés par l’école. Elle regrette cependant qu’il n’y ait pas d’aide à l’auto-évaluation et que les supports de cours ne soient pas disponibles sur la plateforme avant leur énoncé par l’enseignant en mode synchrone.  Elle privilégie le rapport direct lors des regroupements en présence, pour poser des questions aux enseignants, trouvant les forums de discussion inadaptés pour exprimer clairement sa pensée, et la complexité de certaines de ses questions. Elle est confiante sur la qualité de la formation ainsi proposée.

La construction du cas de Gabriel3Gabriel est un pseudonyme choisi par un des auteurs de l’article. nous permet de mieux connaître cet étudiant: il a déjà eu un parcours en PACES laborieux en deux ans mais son classement ne lui a pas permis d’accéder à un parcours en médecine. C’est après une visite aux portes-ouvertes de l’IFMK de Rennes qu’il s’est résolu à s’engager dans ce cursus. Il a 21 ans et vit chez ses parents. Se voir de nouveau confronté à un travail en autonomie lui pèse et lui rappelle des moments difficiles de PACES : “ je pense qu’il y a des restes de PACES où j’ai eu…, j’ai plus trop envie de travailler comme en PACES”. Il semble remettre en cause sa capacité à travailler pour ne pas accumuler de retard : “non je ne pense pas que ça soit dû à la charge de travail, moi je pense que c’est vraiment juste moi”. La confrontation d’idées avec ses pairs et la camaraderie des cours en présence lui manquent : “Le fait de s’entraîner comme ça entre potes, c’est source de motivation”. Il souffre du manque de suivi des enseignants et souhaiterait un accompagnement plus cadré : “Quand on n’est pas élu étudiant, on n’a pas énormément de contact avec les profs”. Le travail en groupe en distanciel lui paraît plus compliqué : “quand il faut caler une visio pour un groupe de 5, ça peut être vite très compliqué”. En intégrant l’école de kinésithérapie, Gabriel pensait sans doute retrouver un peu plus de cadre, d’accompagnement et d’esprit de promotion. L’hybridation l’a confronté de nouveau à une situation qu’il a mal vécue en PACES, à savoir : isolement, autonomisation et pression.

La construction de cas de Théo4Théo est un pseudonyme choisi par un des auteurs de l’article. nous éclaire sur son vécu. Il s’était depuis le départ destiné à devenir kinésithérapeute et a privilégié l’entrée par les STAPS pour accéder à l’IFMK de Rennes. Théo a 20 ans, il est sportif, il vit seul en appartement. Il se plaint de la sédentarité : “Je pense qu’avec le confinement c’est aussi le fait d’être tout le temps dans le même environnement.”, il exprime avoir “du mal à distinguer le moment où il faut bien travailler”. Il rapporte souvent un manque de motivation, de fatigue et de solitude engendrées par le contexte d’enseignements en grande partie dispensés devant un écran : “devoir suivre des cours toute la journée sur un ordinateur”, “un ennui qui arrive plus vite aussi, donc ça joue aussi sur la motivation”. Avide de contacts humains, il considère que “Le contact social c’est vraiment une source de motivation”. Théo déplore le manque d’interactions avec les enseignants et avec les autres étudiants. Il voit effectivement des intérêts dans l’enseignement à distance mais reste très attaché aux cours en présence. “ Oui, le mieux serait de proposer les deux, de laisser tous les contenus qui ont été créés, de les laisser pour les prochaines années, et de garder des cours en présentiel à côté. Mêler les deux c’est intéressant”.

Au moment de rapprocher les cas, nous avons imaginé comment visualiser les positionnements de chacun : les lectures flottantes des données recueillies alimentent cinq axes composés par les paires Autonomie/Abandon, Sécurité/Craintes, Liberté/Contraintes, Inclusion/Exclusion, Rigidité/Souplesse qui composent les butées des axes identifiés. Sur chaque axe nous plaçons un curseur (Fig.1) dont la position sera déterminée par la valeur que nous aurons attribuée (entre 0 et 10) pour chacune des thématiques, en fonction de notre analyse fine des verbatims. Prenons un exemple avec l’analyse de l’axe de la norme chez Annabelle. De nombreux verbatims vont dans le sens d’un sentiment de sécurité, nous attribuons donc la note de 10/10 pour cette thématique et donc par opposition de valeur la thématique « craintes » est notée à 0/10. Les cotations vont de deux en deux, et la valeur 0 exprime la notion de « pas concerné », et la valeur 10 exprime la notion de « très concerné ». Le curseur est donc placé entre 0 et 10.

. Exemple du positionnement d'Annabelle sur l'axe de la norme.
Figure 1. Exemple du positionnement d’Annabelle sur l’axe de la norme.

Nous avons choisi de présenter les résultats sous la forme d’un graphique radar (Fig.2). Cette modélisation nous semble intéressante pour analyser l’activité des étudiants dans le cadre de notre recherche. Il apparait à part pour Annabelle, que Gabriel et Théo n’avaient que très rarement de position franche, à une butée ou à l’autre. Nous notons dans les positionnements, une ambivalence la plupart du temps. Un exemple montre le profil d’Annabelle sur les différents axes étudiés (Fig.3).


Figure 2. Graphique d'analyse représentant les axes étudiés pour les trois cas.
Figure 2. Graphique d’analyse représentant les axes étudiés pour les trois cas.

Figure 3. Graphique correspondant au profil d'Annabelle en fonction des différents axes.
Figure 3. Graphique correspondant au profil d’Annabelle en fonction des différents axes.

Figure 4. Graphique d'analyse présentant les profils des 3 cas étudiés.
Figure 4. Graphique d’analyse présentant les profils des 3 cas étudiés.

La figure 4 montre que les trois cas vivent plutôt positivement cette hybridation des activités d’apprentissage. Les butées les plus positives se trouvent sur le graphique d’Annabelle (en bleu), sensiblement attirée par l’autonomie, la sécurité et la liberté de ces conditions nouvelles d’apprentissage. Si Gabriel (en rouge) semble tenté d’abandonner parfois, il ressent également de la liberté et apprécie la souplesse du dispositif. Enfin, Théo, le plus modéré dans ses positionnements (en vert).

Ces modélisations nous permettent d’aborder une vision plus macro de la formation hybride. Dans le rapport à l’institution, représenté par les axes Autonomie/Dépendance et Sécurité/Crainte, un fort sentiment d’abandon de la part de l’équipe pédagogique prédomine notamment quand les capacités et les appétences de l’étudiant à travailler en autonomie ne sont pas élevées. Les notions de qualité d’accompagnement, de présence à distance (Jacquinot, 1993) sont autant d’éléments qui enrichissent la relation formateurs/apprenants dans ce contexte particulier du distanciel.
Dans le rapport à l’Autre, nourri par l’axe Inclusion/Exclusion, les liens créés en face-à-face souffrent de l’éloignement imposé par le distanciel. Les temps de présence sont heureusement des temps de rencontres, d’échanges informels, d’insouciance aussi.

Dans le rapport au savoir, il nous apparaît que dans un tel dispositif hybride laissant une place importante au travail en autonomie, l’axe Autonomie/Dépendance a également sa place dans le sens d’une valorisation de ce travail en autonomie dans les apprentissages. En effet, les apprenants se mobilisent davantage et sont réellement plus acteurs de leurs apprentissages.

Au vu des premiers résultats de cette étude, il est encore trop tôt et l’échantillon est trop restreint pour porter un avis sur la réelle efficacité en matière de “capacité à rendre autonome” d’un tel dispositif, mais nous tenterons d’y répondre à l’issue de ce travail de master 2. Cependant, il semble que l’engagement dans leur formation soit plutôt de bon augure pour la suite de leur professionnalisation. Nous observons également que la manière pour les apprenants, de s’emparer de cet outil est clairement idiosyncratique.  Comme le montre la représentation graphique des profils de ces trois étudiants, la souplesse d’un tel dispositif dans sa capacité à s’adapter en termes de contenus, d’ergonomie, de personnalisation de suivi, pourrait s’avérer un outil particulièrement bien adapté pour répondre aux enjeux d’inclusion et d’individualisation des apprentissages. Dans ce sens, il serait souhaitable d’élargir la population étudiée afin de rendre compte d’éventuels nouveaux profils non représentés dans cette étude. Le dispositif étudié trouverait à notre sens, un intérêt pédagogique à s’engager dans « plus d’autonomisation » pour les profils comme celui d’Annabelle, et à l’opposé proposer un accompagnement plus présent pour certains profils moins en capacité d’assumer un tel travail autonome à distance.

L’hybridation des activités d’apprentissage est sans doute un instrument d’avenir, dont les ingénieurs en pédagogie doivent se saisir et en maîtriser le nouveau langage, notamment dans la gestion de la « présence » à distance. Après cette réingénierie d’urgence imposée par le contexte pandémique il est temps que les concepteurs et les apprenants partagent leurs expériences pour aboutir à la mise en place de dispositifs concertés. Les éléments de cette étude à condition qu’ils soient validés auprès d’une population plus large, pourront servir de support de discussion pour construire des dispositifs hybrides en mesure de répondre aux promesses tant attendues du support numérique à l’usage pédagogique.

Bibliographie

Bardin, L. (2013). L’analyse de contenu. Presses Universitaires de France.

De Georges, P. (2011). Construction de cas, Vers Londres 3 NLS-Messager 22210/2011. https://www.yumpu.com/fr/document/read/23962572/construction-de-caspsychoanalyse-lacan-freud.

Jacquinot, G. (1993). Apprivoiser la distance et supprimer l’absence ? ou les défis de la formation à distance. Revue française de pédagogie, 55-67.

Kitzinger, J., Markova, I. et Kalampalikis, N. (2004). Qu’est-ce que les focus groups ? Bulletin de psychologie, 57(3), 237-243.

Means, B., Toyama, Y., Murphy, R. et Baki, M. (2013). The Effectiveness of Online and Blended Learning: A Meta-Analysis of the Empirical Literature. Teachers College Record, 115.

Peraya, D., Charlier, B. et Deschryver, N. (2014). Une première approche de l’hybridation. Éducation et formation, (e-301), 15-34.

Tretola, J. (2019). L’hybridation en formation des étudiants de master des Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation première année, mention professeur des écoles, en français. Distances et médiations des savoirs, 26. 

Wittorski, R. (2005). Formation, travail et professionnalisation. L’Harmattan.

Wittorski, R. (2007). Professionnalisation et développement professionnel. L’Harmattan.


[1] Annabelle est un pseudonyme choisi par un des auteurs de l’article.
[2] Le qualificatif de perfectionniste a été choisi par un des auteurs de l’article.
[3] Gabriel est un pseudonyme choisi par un des auteurs de l’article.
[4] Théo est un pseudonyme choisi par un des auteurs de l’article.

Laisser un commentaire